+ forever angels (patience)

Sous le vent d'hiver, trois souffles, dépités. Un soupir, exaspéré. Deux mains tremblantes, congelées.

Un homme assis sur les marches du perron de l'église. Il se retourne, furtivement. Lorsque ses yeux croisent sa toiture, il frissonne.

On ne s'habitue jamais réellement à cet endroit, qui semble indéniablement hanté. Comme une bouffée d'air frais qui parcoure l'échine, à chaque mouvement. Dans l'obscurité, le silence est des plus oppressants. On est reconnaissants de l'opportunité ... Mais on ne parvient pas à faire confiance pour autant.

Un regard, accroché à l'horizon. Il attend.

Les brindilles se soumettent au chant du vent. Des nuages ténébreux menacent d'inonder la pelouse aride et déserte. Déserte de tout, sauf de lui. Le silence a sa propre mélodie. Entre chaque souffle, le rythme d'un battement de coeur. Entre chaque regard, le poids de tous les non-dits, affaissé sur des paupières qui clignotent vivement.

Sous le ciel couvert de nuages, assis sur les marches du perron de l'église, il attend. Elle ne devrait pas tarder à arriver.

Si on lui avait demandé ce qu'elle faisait sur le chemin de l'église, Patience aurait répondu qu'elle avait bêtement suivi ses pas. Certains jours devenus trop rares, c'était comme si un fil, jusque-là invisible, se révélait à ses yeux aveugles ; elle le découvrait noué autour de ses chevilles, traçant une voie à travers la chambre, le salon, jusqu'à l'extérieur. Un fil rouge, traversant la porte exactement en son centre ; et elle avait beau cligner des yeux plusieurs fois, se dire qu'elle hallucinait simplement, le fil s'obstinait à exister. Et après de nombreuses allées et venues sur une ligne tout aussi imaginaire nerveusement tracée dans son hall, Patience cédait à cet appel – ce signe visuellement tangible, s'avérant plus fiable que son esprit naviguant entre deux mondes.

Le froid fit pencher la balance du côté vivant de sa confusion persistante ; il l'enveloppa comme dans une cape, enserrant ses membres, infiltrant jusqu'à l'intérieur de ses poumons. Patience se sentit respirer – sentit tout simplement, un fait devenu assez rare pour qu'elle le remarquât immédiatement, sonnée presque par cette évidence. Chaud, froid, faim, sommeil ; les impressions les plus basiques lui échappaient régulièrement depuis un mois, et sans l'intervention de quelques proches, elle aurait continué à ignorer les plaintes silencieuses de ce corps dont elle perdait régulièrement la conscience, sous ses questionnements de morte.

A la vue de l'église, Patience abaissa légèrement sa garde ; elle avait marché légèrement courbée, ses bras enroulés autour d'elle pour se protéger du monde, les yeux rivés sur le sol – sur la ligne carmin devenue noire, traçant sa route indifféremment des inconnus qui s'y trouvaient, et dont Patience, tout à son observation, tout à sentir le froid contre sa peau et maintenant dans sa chair (elle était sortie sans mettre son manteau), ignorait inconsciemment la présence. Ses mâchoires claquant légèrement, elle releva la tête, son attention déportée sur l'objectif désormais en vue ; une vue familière, qui remua quelque chose en elle. Cherchant à éviter ces sensations incontrôlables, déroutantes pour sa conscience à la dérive, elle baissa sitôt les yeux de la façade du bâtiment pour le voir, assis sur les marches.

« Indigo ? » Ses contours lui apparaissaient légèrement flous, entre ses cils cristallisés par le froid, au travers de la chaleur qui s'échappa d'elle sitôt qu'elle avait parlé (car elle avait parlé, visiblement) ; est-ce qu'il était mort, lui aussi ? « Qu'est-ce que tu fais là ? » Seul, sur le perron – sous ce ciel glacé d'où Patience le regardait, grelottant légèrement.

Indigo ?

Le ciel s'empourpre. Des mares de sang. Mais il n'y a pas de sang, et le ciel demeure tristement grisaillé par les lourds nuages qui menacent d'éclater à tout moment. Sa tête se redresse, ses boucles blondes ternies par l'absence de soleil. Dans le ciel, le soleil manque également à l'appel. Le soleil en son coeur s'est éteint il y a trop longtemps, maintenant.

Mais ce n'est pas faute d'essayer. Un haussement de sourcils vient perturber la mélancolie de son visage, tandis que ses yeux essaient de ne pas trahir sa détresse.

Patience ?

Peu à peu, la stupeur se métamorphose en enthousiasme. Momentanément, la douleur s'efface, cédant place à une vague effervescente de joie qui décore le visage de perles nacrées arquées dans un sourire. Patience ! Et l'impatience, qui va avec le désir de retrouver son amie. L'interrogation qu'elle lui pose est légitime, bien que, dans sa confusion, il n'ait pas encore les mots pour lui répondre.

Il lui avoue l'attente lancinante dans laquelle il se retrouve – condamné à contempler l'horizon par cette fin de semaine sans réellement savoir pourquoi. Quelque chose lui disait qu'il lui fallait être là, et il n'y a pas réfléchi à deux fois.

Son sourire, rendu plus sincère par la joie de ne pas avoir à penser plus longuement à lui, l'encourage à l'inviter à s'asseoir à son côté. Ils peuvent attendre ensemble, comme ça. Et ça lui permettra, à elle, de lui donner de ses nouvelles. Ça fait trop longtemps que nous ne nous sommes pas vus. Qui deviens-tu, Patience ?

La voix d'Indigo lui répondit en miroir. Patience sourit – un geste qui échappait à sa volonté propre, comme un vieux réflexe égaré derrière le voile de sa mort. L'enthousiasme du jeune homme avait allumé une lueur, loin dans le brouillard qui l'entourait depuis de longues semaines. Ces étincelles étaient si rares, si fugaces, que Patience s'y raccrochait avec d'autant plus de force ; ainsi attirée à celle qui venait de naître, elle alla s'asseoir, docile, sur la marche glacée où se trouvait Indigo. Le froid la mordit d'autant plus, sur la pierre ; elle resserra ses bras autour d'elle, et reporta de nouveau son attention, perdue un instant devant elle, sur son vis-à-vis du jour.

Il n'était pas mort, n'est-ce pas ?
A chaque rencontre, Patience avait le doute ; à chaque rencontre, il lui fallait le dissiper. Et en observant son interlocuteur, une seconde, elle redevenait un instant, très bref, la Patience terrestre et vivante qu'elle avait été un jour.

En un clignement d'yeux, elle était déjà partie. « Je ne sais pas trop », répondit-elle en reprenant ses distances avec ces réalités solides qui la dérangeaient plus qu'elle ne l'ancraient vraiment ; le froid, la fatigue, la faim s'estompèrent pour ne persister, invisibles à ses sens, sur la couche supérieure de son épiderme. C'était tout ce qu'elle cherchait à savoir depuis l'incendie : qui, de quel côté était-elle ? Parfois même, le doute le plus terrifiant de tous : est-ce que tout cela était réel ?

Elle eut un frisson, desserrant ses bras boucliers qui étaient devenus inutiles ; simple réaction de ce corps dont elle s'était déconnectée, ou frémissement d'outre-tombe face à l'impasse où elle était tombée. C'était ironique, en un sens : les fantômes et les morts ne traversaient-ils pas murs et obstacles ? « Et toi ? Qu'est-ce que tu fais là ? », répéta-t-elle. Elle aurait voulu lui en poser mille autres, comme : la voyait-il vraiment ? Pouvait-il la sentir vivre, à cette distance, ou était-elle physiquement morte ?
Il n'était pas mort, n'est-ce pas ?