daddy long legs ▬ Henderson Sr

On naît comme on meurt. Dans le sang et les larmes, entre les mains d'un gars qui n'en a rien à foutre de nous. Cuillère en argent dans la bouche et le poids d'un nom, un simple et misérable nom sur les épaules, c'est comme ça qu'est née la merveille. Fils de Joshua Henderson, l'énième du nom, et d'Elizabeth Marie Henderson, née Ford, sa gracieuse épouse. Quelques secondes à peine, le temps de cracher ses poumons tout juste formés, et déjà le nom qui laissait sa trace dans sa peau. Parce que le tout premier de la nouvelle génération n'aurait pas le privilège de l'anonymat qu'a eu sa soeur cadette. On comptait beaucoup sur ce gamin sanguinolent. On faisait déjà de grands projets, s'attardant sur sa peau fripée et ses doigts insuffisamment potelés du goût de sa mère. On le baptiserait, on lui ferait faire sa communion puis sa profession de foi. On lui inculquerait les bonnes valeurs Américaines, à voter Républicains, à mettre les pieds dans les empreintes laissées par son géniteur. Marié à une fille de bonne famille, de grandes études, puis la direction de l'entreprise. Un chemin déjà tout tracé en cinq minutes à peine autour d'un chérubin qui n'en avait jamais autant demandé.
Et qui n'en aurait, de toutes façons, jamais l'opportunité.
Parce que son enfance fut réglée comme du papier à musique. Une paire de parents trop présents, trop riches, et une ribambelle de nounous. Des cours d'étiquette, de violoncelle, de piano, de tennis. Des repas grandiloquents pour sa première communion, en compagnie du curé, de l'évêque et de son patron, juste parce que ça donnait bien pour la photo. Dans ce monde où tout avait la couleur et le goût de l'or, il n'y avait aucune place pour la créativité. La spontanéité de l'enfance écrasée par le poing du père, l'insouciance de l'âge réprimandée par le regard sombre de la mère. On ne vit pas, chez les Henderson. On s'éduque, on s'élève au-dessus des masses, et, surtout, on la ferme. Parce que les hommes voués à gouverner le petit peuple ne sont pas soumis ni à la critique ni au questionnement. Les philosophes ne sont pas directeurs d'entreprise. Les artistes n'ont jamais inventé le Fordisme, et encore moins le capitalisme.
Une vie rangée, privée, tant dans les recoins de l'immense demeure familiale que dans l'éducation. Engoncé dans un costume dès l'âge de ses trois ans, mèche gominée et petite cravate pour aller à l'école. Martinet si jamais les souliers en cuir vernis étaient crottés. Au feu, les jolis dessins du chérubin. Au feu, l'innocence de l'enfance, les rêves et l'envie de crapahuter. S'il voulait courir, c'était en suivant son père quand il partait chasser. S'il voulait glisser ses petits doigts secs dans la fourrure d'un des chiens de la propriété, c'était parce qu'il portait les fusils du géniteur. Avec sa casquette en tweed et son cigare au creux des lèvres, il lui apparaissait comme Mars, ce Dieu conquérant qu'il avait appris à connaître dans les livres interdits à l'école qu'ils se passaient entre copains. Une admiration devant cette figure toute d'interdits et d'obligations, perdue dans sa concentration, la lunette du fusil devant celles qu'il portait sur le museau. Excitation dans le petit coeur du fils, quand la gueule du lévrier s'ouvrait sur un lapin fraîchement abattu. Parce que c'était son père qui avait triomphé sur la nature. C'était Ford qui triomphait sur la pauvreté, cet autre Dieu qu'ils vénéraient avec la même dévotion que quand ils étaient à l'Eglise.
Parce qu'à force de se faire bourrer le crâne, les enfants se créent des défenses. Adaptent non seulement les mots des adultes, mais aussi leurs concepts, à leurs jeux. Dans son monde tout de rigueur, l'esprit du petit Joshua se construisait de nouvelles règles, et une nouvelle personnalité. Incapable de repousser les murs de la masure familiale, il repoussait ceux de sa propre éducation. Si bien qu'à l'adolescence, cette merveilleuse période du "non", il se sentit trop à l'étroit dans sa cage dorée. Besoin d'espace. Besoin d'être lui-même, loin des roustes, des cours particuliers, des amitiés contrôlées entre gosses du même statut. Parce que les enfants de prolos avaient beau manquer de tout, ils avaient l'air bien plus heureux que lui. Ce fut pour cela, ce petit sac qui sommeillait sous son lit. Ce fut pour ça, cette échelle "déplacée par hasard" jusque sous sa fenêtre. Il ne pourrait jamais s'acheter la liberté, même avec tout l'argent de ses parents. Alors il se décida à la prendre, à tout juste quinze ans, et s'enfuir définitivement.
Quatre jours. Quatre jours à traîner ses guêtres avant de se faire cueillir par des policiers grassement payés par Joshua Henderson Sr. Junior reçut la trempe de sa vie. Junior reçut également une leçon que jamais l'argent n'aurait pu lui offrir : s'il voulait sa liberté, il fallait qu'elle soit au dépens de ses parents. S'il voulait être lui-même, il fallait qu'il soit cet enfant idéal que ses géniteurs désiraient. Mais, surtout, s'il voulait vraiment quelque chose, il ne pouvait compter que sur lui-même. Et ce qu'il voulait, c'était que Joshua Henderson Sr et Elizabeth Marie Henderson, née Ford, remboursent sa vie toute entière. Qu'ils repaient chaque seconde d'innocence volée, chaque rouste donnée, chaque humiliation, le tout au centime près. Une existence toute entière à quantifier, jusqu'aux intérêts, peu importe le temps que ça prendrait. Mais il ferait tout pour s'assurer que la chute soit longue, douloureuse, et, surtout, qu'ils ne la voient jamais venir.
Junior. Parfait petit clone du géniteur, le même sourire un peu gauche que son père, le même port altier que sa mère. Junior, qui épousait à présent parfaitement la droiture de ses costumes taillés sur mesure. Finie, la rébellion de l'adolescence. Ce n'était qu'une phase, Père, Mère, ce n'était qu'un coup de sang. Sage et respectueux, parfait en tous points, quitte à évincer les autres porteurs du nom. Quitte à faire oublier jusqu'à l'existence de sa sœur à ses parents, tout courbé qu'il se faisait à leurs exigences. Plié en deux entre l'illusion et le subconscient, jusqu'à Harvard, puis Yale. L'enfant modèle devenu l'étudiant parfait, il cultiva ses ambitions pendant des années, bien à l'abri dans son jardin secret. L'héritage irait bien, il s'en était assuré en contrôlant les documents de succession de son père. L'entreprise, elle, affichait des comptes prochainement déficitaires. Si ses prédictions étaient bonnes, il raflerait le bébé au bord de l'asphyxie à son retour de son voyage d'études en Angleterre. Il le sauverait, ce bébé. Il avait besoin qu'il soit en pleine forme, parce qu'il avait de grands projets pour lui.
Lyn. Lyn était parfaite. Reine de beauté, des yeux d'un bleu perçant, un rire de gorge et une poitrine qui portait bien les perles. Lyn avait des envies de gloire, d'argent, et ne qu'à travers le Rêve Américain. Un train de vie bien au-delà de son statut pour ce joli jouet qu'il ramena dans ses bagages. La bru idéale pour ses géniteurs, une belle image à rajouter à l'album de photos familial. Ce fut pour ça qu'elle fut aussitôt acceptée dans le clan Henderson. Qu'on la couvrit d'éloges quand elle progressa jusqu'à l'autel de la Cathédrale, serrée dans une robe blanche qui avait coûté bien plus cher que tout l'argent qu'elle possédait. Un mariage d'amour pour elle, de convenance pour lui. Parce que Lyn était une diversion pour assoupir les esprits et faire perdurer la tradition familiale. Devenu PDG de l'entreprise le jour-même où il devint officiellement un homme marié, Junior reprit les rênes dès la nuit de noces. Vira tous les comptables, remania le conseil d'administration, investissant temps et argent, beaucoup d'argent, pour relancer la machine. S'il s'occupa de sa femme le temps que l'usine crachote, les premiers soins avaient fonctionné. Le temps que le ventre de Lyn s'arrondisse, et l'entreprise était suffisamment prospère pour qu'il lui offre deux petites sœurs. Henderson Jr devenu Henderson Sr, à la place de son infâme géniteur aux yeux des ouvriers, mais aussi du monde.
Naissance du premier premier outil, en 1990. Lyn qui insistait pour qu'il n'ait pas à subir la même pression que Joshua, sans réaliser que ce serait elle, la pression. Tout ce qu'il vit de Wesley, dans ses premières années, fut la soie blonde de ses cheveux quand il les embrassait pour une énième photo familiale. L'argument du travail au creux des lèvres, et celui de la vengeance au fond des tripes. On dit d'un enfant malheureux qu'il devient un adulte mal-adapté. Si sa génération avait du mal à croire aux théories des premiers pédo-psychiatres, Joshua, lui, en était convaincu. Son fils subirait sa mère. Son fils subirait sa vie, et sortirait tout aussi éreinté des "meilleures années de sa vie" que son père. Vicié. Noirci. L'enfant du chaos, ce fils abominable qui couvrirait le nom de la famille de honte. Il était supposé être seul, jusqu'à l'accident. Jusqu'à Diana, la princesse sans couronne que Lyn lui avait mise dans les pattes. Changement de plan. Wesley, le fils, Junior, aurait tout. Et Diana... Diana était une fille. Comme la sœur de Joshua, perdue dans l'oubli et la boisson, elle n'aurait rien. C'était ce qu'ils disaient, les psychiatres. L'indifférence est peut-être pire que le trop-plein d'attention. Deux graines de chaos qu'il plantait en attendant de les voir pousser comme l'herbe folle.
Plus d'argent que nécessaire. Rachat d'entreprises au bord du gouffre, dons à des associations caritatives, galas en tout genre. Son visage en couverture de Forbes, pour la première fois. Une jolie plante au bras lors d'une soirée de coqs influents, histoire de rendre Lyn furieuse, pour la pousser à serrer d'autant plus ses griffes sur ses rejetons. A la question que lui posaient les journalistes, sa réponse était toujours la même. Les outils... Les enfants allaient bien. Ils grandissaient bien, dans l'ombre de leur éternel absent de père, tordus par le manque d'attention, l'égo élargi par le manque de règles, vérolés par le goût du dollar américain. Oui, il avait eu très peur lorsque Joshua Henderson Sr avait dû être hospitalisé. Mais le père d'une des plus grosses fortunes de l'Amérique allait mieux. Il était suivi par les meilleurs spécialistes du pays, installé dans la meilleur clinique privée qu'il soit. Il vivrait 120 ans, assurait Junior, un sourire plein de dents. Il vivrait assez longtemps pour voir l'empire s'effondrer, pensait-il loin des appareils photo. Wesley et Diana devenaient ces enfants que personne ne souhaiterait avoir. Irascibles, déjà. Paniers percés comme leur père, qui investissait déjà de manière anonyme dans des "entreprises" peu reluisantes. De très généreuses donations, pour aiguiser le chaos. De toutes aussi généreuses donations anonymes aux proches de ses enfants pour les pousser à l'erreur. Sacrifier quelques pions est un mal nécessaire pour qui veut toujours l'échec et mat.
Maeve. La première erreur du premier pion. Maeve, le premier amour du gosse de riche. Une fin tragique, pour cette petite. Pauvre, peut-être, sûrement pour ceux qui avaient le temps de se préoccuper de tout cela. Mais Joshua la vit comme une splendide opportunité. L'information avait remonté le cours de l'argent, par un ami du gosse à la langue trop pendue. Il n'avait pas fallu grand chose pour l'élargir en l'envoyant, de façon anonyme, aux tabloïds. Quel père serait assez monstrueux pour influencer des journaux à deux sous afin qu'ils accusent son rejeton de meurtre ? Aucun. La couverture idéale et l'occasion rêvée. Lyn qui s'arrachait ce qu'il lui restait de cheveux blonds, sous ses teintures onéreuses, et Wesley qui partait au casse-pipe. Approcher le frère de la pauvre enfant, alors que cette dernière venait à peine d'être enterrée, avait été la cerise sur le gâteau. Tout s'était enchaîné sans qu'il n'ait à lever le petit doigt. Le suicide du gamin comme étincelle au bout du bâton de dynamite. Il ne restait plus qu'à attendre que la flamme l'atteigne enfin et que toute la renommée des Henderson parte en fumée.
Accident du deuxième pion. Diana, si douce et parfaite, si malheureuse de ne pas exister à trop errer dans l'ombre des hommes de la famille. Joshua aurait préféré qu'elle ne s'en sorte pas, mais tout tendait à prouver qu'elle était aussi chiendent que son géniteur. Concentré qu'il était sur Wesley, il laissa à Lyn la responsabilité de s'occuper de sa fille. Nota qu'elle n'en fit aucun cas, comme toujours. Alors, comme à son habitude, il lui souffla ce qu'elle allait devoir faire. S'occuper de ses enfants. S'assurer d'être constamment à leur chevet, quitte à leur tenir la main quand ils iraient aux toilettes. Il reviendrait bientôt la soutenir, elle, le seul amour de sa vie. En général, cela suffisait à la convaincre d'agir dans le bon sens. L'aimait-il ? Un peu. Peut-être. Comme un éleveur aime son porc avant de l'envoyer à l'abattoir. A force de proximité, Lyn avait fini par laisser son empreinte, elle aussi, sur Joshua. Ce qu'il réalisa trop tard, ce fut que lui aussi avait laissé sa trace sur sa tendre épouse. Après deuxx années de calvaire à tenter de "traiter" l'état de son fils, remisé chez ses grands-parents, elle décida d'envoyer Wesley au milieu de nulle part, dans une petite ville nommée Exeter. L'inconsciente. Sans le savoir, elle précipitait la flamme que son mari avait mis des années à entretenir.
Il ne pouvait pas la laisser faire. Il ne pouvait pas se permettre de perdre le contrôle sur Wesley, pas alors que son joli fruit de la discorde était à deux doigts d'être parfaitement mûr. Prêt à être cueilli. Une brève étude d'Exeter lui permit de réadapter son plan à cet imprévu. L'empire Henderson étendait déjà ses tentacules aux alentours de la ville. Mais il n'était pas encore implanté directement dans ses entrailles. Ce fut son assistant qui repéra la vieille usine de métallurgie. Ce fut Joshua Algernon Kingsley Henderson Jr en personne qui appela la Mairie pour proposer ce qui serait le premier des futurs investissements les plus fructueux qu'Exeter ait jamais connus.

Dylan frappe à la vitre de la berline. Diana, perdue de vue depuis quelques temps, vient de refaire surface. Les photos que l'assistant montre à son patron la représentent, portrait craché de Lyn dans sa jeunesse. Elle tourne son regard vers la caméra du détective privé. Semble ne pas l'avoir remarqué, se faufile dans l'immeuble où vit son frère. L'ombre d'un sourire s'étire au creux des lèvres de leur géniteur. Il est plus que temps d'aller rencontrer ce fameux Maëh Debussy.