love will tear us apart (aidan)

L’éclairage criard et chirurgical l’aveugla un moment sitôt qu’il eut traversé le seuil des portes coulissantes. Autour de lui sinuaient quelques clients en train d’examiner tel fruit ou telle marque de café. L’agitation de fin de journée, autour de dix-sept ou dix-huit heures, alors que la plupart des gens rentraient du travail et s’arrêtaient pour acheter les ingrédients pour leur repas du soir, s’achevait peu à peu. Ne restaient plus que les retardataires, de ceux qui mangeaient à une heure anormalement tardive ou qui préféraient acheter leurs victuailles pendant les heures les moins achalandées de la journée, c’est-à-dire à la nuit tombée. C’était le cas du jeune homme qui jeta un regard blasé à ce spectacle des plus banals. Comme il vivait seul, il lui incombait à lui seul de remplir le réfrigérateur et le garde-manger. Du moins, ce l’était jusqu’à qu’il ne subisse une certaine morsure qui avait changé son existence du tout au tout.
À présent, il ne ressentait plus le besoin de manger trois repas par jour. Un seul repas par mois lui suffisait pour survivre. Un cerveau frais, rien de plus. Telle était la condition de zombie qui l’affligeait, même si ce n’était peut-être pas le meilleur terme pour décrire sa situation. En ce qui le concernait, il y voyait davantage d’avantages que d’inconvénients. Un meilleur système immunitaire en plus des économies dans son budget alloué à la nourriture, pourquoi se plaindre? Le seul souci, c’était qu’Exeter semblait attirer d’autres créatures comme lui et que, par conséquent, les êtres opposés à leur existence — chasseurs professionnels comme amateurs – les traquaient jour et nuit. Il fallait donc prétendre être une personne banale, normale, comme les autres. Simplement pour s’éviter de se retrouver six pieds sous terre. Le jeune homme l’avait appris à ses dépens pendant les derniers mois. Et voilà pourquoi il se promenait ce soir dans les allées d’un supermarché ce soir, feignant d’être à la recherche d’un quelconque produit. Pour donner le change. Seulement ça.

Il s’arrêta au hasard dans l’allée des céréales. Il se saisit d’une boîte de Lucky Charms, ses céréales préférées depuis qu’il était môme. Bien qu’atrocement sucrées, il les adorait. À côté de lui, un jeune couple se disputait sur le dîner à préparer, que l’un et l’autre rechignaient à préparer à en croire les bribes de leur altercation des plus puériles. Caul esquissa un sourire amusé. Il aimait bien être témoin de la souffrance d’autrui, ça le faisait rire sans trop savoir pourquoi. Par voyeurisme, sadisme ou un mélange des deux, il n’en savait trop rien. Un divertissement gratuit et continu dès qu’on mettait le nez dehors. Il prétexta s’intéresser aux autres boîtes de céréales pour avoir une raison de s’attarder et ainsi ne rien manquer de la suite de l’épisode en direct. Il sentait que ça allait se terminer en larmes et crises de nerfs d’une minute à l’autre. L’homme accusait à présent la femme de l’avoir trompée; la femme accusait l’homme de trop travailler. Le zombie leva les yeux au ciel. Certains, comme ces deux-là, nécessitaient la présence de quelqu’un à leurs côtés en tout temps, peut-être dans l’espoir d’anesthésier leur solitude. Pas Caul Whitby. Au contraire. Plus il évitait son prochain, mieux il se portait. Encore une fois, ses semblables trouvaient le moyen de le déconcerter et de lui rappeler qu’il n’était clairement pas l’un des leurs, dans tous les sens du terme. Il s’estimait même chanceux de ne plus vraiment appartenir à cette race futile et stupide, sinon en apparence seulement, qu’était l’être humain.

À ce moment, une voix étrangement familière le tira de ses pensées nihilistes. Caul empêchait un client de se saisir d’une boîte de céréales sur les étagères. Il marmonna une excuse aussi sincère que son empathie pour le couple toujours en train de se quereller avant de jeter un coup d’œil au type qui osait le déranger. Il n’aurait pas dû. Il aurait dû se concentrer sur le couple, ses Lucky Charms ou même ses Converse noires. Tout sauf le gars qui venait d’apparaître à ses côtés. Pris au dépourvu, le zombie ouvrit la bouche, la ferma, la rouvrit. Comme un automate déréglé. « Aidan, qu’est-ce que tu fous là? » balbutia-t-il malgré lui. Question idiote, niaise, absurde. « C’est juste que je m’attendais pas à te voir. » Il roula les yeux. Ça allait de mal en pis. « Tu sais quoi, oublie ça. » Il se recula pour le laisser s’approcher à son tour des produits offerts. Pendant ce temps, le couple de tout à l’heure était parti. Eh, merde.