dancing on broken glass (saera)

Les bras en traction, la silhouette voûtée, puis allongée au rythme de la musique, Nero oubliait peu à peu les petites péripéties de son existence somme toute banale pour un habitant moyen d’Exeter, ville maudite et hantée depuis des temps immémoriaux. Il ne songeait pas à la pile de dossiers qui l’attendaient sur son bureau et qu’il avait, non sans une légère pointe de remords, décidé de ne pas emporter chez lui pour le week-end. Ne songeait pas davantage à l’attaque d’un vampire dont avait dernièrement été victime sa vénus à la chevelure dorée et qui par le fait même ouvrait un panthéon de doutes et de questions dans l’esprit de la jeune femme. Doutes et questions dont il connaissait, lui, les réponses depuis son arrivée sur ces terres possédées par l’au-delà par quelque pervers mysticisme, mais qu’il lui avait omises, par égoïsme ou peut-être aussi désir de la protéger. Et maintenant, elle voulait comprendre toute la géométrie de ces phénomènes surnaturels, tous ses angles morts aussi. Voulait comprendre pourquoi il avait tant tardé à l’initier à cette pluralité de singuliers secrets. Lui en voulait aussi, très certainement.
Mais ce soir, l’esprit de Nero n’effleurait pas ces problèmes et problématiques que lui soumettait l’existence. Il les oubliait et s’oubliait lui-même dans les arabesques et les sinuosités. Autour de lui, d’autres corps en mouvement en synchronie imparfaite, formant le même corps l’espace de quelques mélodies, tous calqués sur le modèle vivant — leur maître — et recalqués à l’infini par les miroirs, ici et là, faisant office de murs. Une vaste pièce à l’écho séduisant et arnaqueur dans laquelle chaque être trouvait sa place, évoluait dans le temps et l’espace selon des lois non écrites, mais peut-être chuchotées à leur oreille, peut-être. Une chorégraphie moult fois exécutée de semaine en semaine et cette fois à son apothéose, parce qu’à son dénouement.

Soudain, la musique se tut, remplacée par un silence entrecoupé par les respirations rapides des disciples rassemblés. Parmi eux, Nero, les cheveux plaqués sur son visage en sueur mais bienheureux malgré tout. C’était tout ce qui comptait, après tout. La professeure les applaudit avec une sincérité désarmante, aussitôt imitée par ses élèves. C’était la fin du dernier cours. Le rideau tombait, les acteurs se démaquillaient et se dénudaient dans les coulisses. Le quinquagénaire s’approcha du sac qu’il avait emporté, puis déposé à l’entrée de la salle de danse. Il s’épongea le visage avec sa serviette, avala quelques gorgées d’eau bien méritées. Bouteille d’eau en main, il s’approcha de la professeure, à présent redevenue simple jeune femme. Elle ne perdit pas son sourire bienveillant, cependant, ce dont il lui en sut gré. Elle lui était très sympathique, cette demoiselle à l’âge imprécis, peut-être parce que tous deux partageaient une intimité saugrenue sans qu’ils ne l’aient décidé. Seize juin. Gémeaux. Deux polarités à la fois semblables et dissemblables. C’étaient eux, ça. Nero et Saera. Saera et Nero. « Ce cours va me manquer, tu as réussi le pari de me faire aimer la danse, jumelle. » Compliment plein de familiarité en guise de salutation. Pas la peine de s’embarrasser de phrases superflues avec elle. Il esquissa un doux sourire. « Il va falloir remettre ça un jour, mon médecin ne serait pas content d’apprendre que j’ai arrêté de faire de l’exercice. » Il pratiquait la boxe et la course à pieds à ses heures perdues mais, lassé, se lassait parfois aller. D’où son inscription quelque peu impulsive à ce cours de danse, sa publicité aperçue entre deux pages du journal local. Pendant ces quelques semaines, il avait très certainement perdu quelques kilos, mais très certainement aussi gagné une amie.